Les inégalités explosent, l'instabilité politique menace
Le Mondevendredi 15 décembre 2017
Occupy
Wall Street ", " Nous sommes les 99 % "… Les mouvements de la société
civile nés après la crise financière de 2007 vont trouver une nouvelle
fois des arguments pour étayer leur cause et nourrir leur colère. La
parution, jeudi 14 décembre, du premier rapport sur les inégalités
mondiales, fruit du travail d'une centaine d'économistes de tous pays,
réunis au sein de la World Wealth and Income Database (WID. world),
jette une lumière crue sur l'un des thèmes socio-économiques et
politiques majeurs de ce début de siècle. Le succès mondial du livre de
Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle, paru en 2013 et vendu
à plus de 2,5 millions d'exemplaires, avait déjà révélé l'ampleur des
interrogations sur le sujet partout dans le monde.
Le
phénomène, s'il est désormais bien documenté dans les pays développés,
l'est assez peu dans les émergents. Certains d'entre eux ont été
incontestablement les grands gagnants de deux décennies d'ouverture des
marchés. Mais on sait peu de chose des écarts de revenus et de
patrimoine de leurs populations. Le mérite du travail présenté
aujourd'hui est de s'atteler à cette tâche.
Pour
l'instant, les seules informations dont on disposait étaient les
enquêtes déclaratives auprès des ménages menées par les grandes
institutions comme la Banque mondiale, l'ONU ou l'OCDE. Le travail de
fourmi des chercheurs du WID, coordonné par Facundo Alvaredo, Lucas
Chancel, Thomas Piketty, -Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, a consis-té à
compléter ces informations avec celles du fisc et avec les
comptabilités nationales, ce qui n'avait jamais été fait auparavant.
Il
s'agit aujourd'hui de l'enquête la plus fouillée sur une longue période
(1980-2016) et sur un nombre élevé de pays – près de soixante-dix en ce
qui concerne les revenus. En dépit de certaines lacunes (l'Afrique) et
approximations, elle permet d'étudier la trajectoire de toutes les
catégories de revenus et de patrimoine, et pas seulement celles des plus
riches.
Au-delà
de l'accroissement global, qui trou-ve son origine dans la grande vague
de libéralisation des années 1980-1990, suivie de l'explosion des
échanges due à la mondialisation, la comparaison des différentes zones
mondiales révèle des situations extrêmement hétérogènes, résultats de
réponses culturelles et politiques très diverses.
Que
l'on voie dans cet envol des inégalités la rançon inévitable de
l'innovation et de la prospérité économique qu'elle apporte, ou que l'on
s'interroge sur les déséquilibres économiques et politiques qu'il est
susceptible de provoquer dans nos sociétés, ces données exceptionnelles
par leur ampleur posent les termes d'un débat essentiel qui ne fait que
commencer. C'est pourquoi Le Monde publie sur ce sujet, durant
trois jours, enquêtes, reportages et points de vue. Voici les principaux
éléments du travail des économistes du WID.
Les inégalités de revenus ont -augmenté partout…
Presque
toutes les parties du globe ont connu une montée des inégalités de
revenus lors des dernières décennies. Leur évolution peut se résumer en
un graphique : la " courbe de l'éléphant " (son tracé évoque la tête et
la trompe du pachyderme), popularisée par l'économiste Branko
Milanovic et réactualisée dans le rapport.
On
y lit que, depuis les années 1980, le " top 1 % " des personnes les
plus riches du monde a capté 27 % de la croissance du revenu, -contre
12 % pour les 50 % les plus pauvres de la planète. Cette catégorie-là a
tout de même vu ses revenus progresser du fait de l'essor des pays
émergents, la Chine au premier chef. Quant aux individus situés entre
ces deux groupes – soit les classes moyennes occidentales
essentiellement –, ils ont subi la plus faible croissance, voire la
stagnation de leurs revenus entre 1980 et 2016. Au niveau mondial, la
hausse des inégalités semble s'être un peu tempérée à partir de 2007.
Pour les auteurs du rapport, cette modération -traduit la lente
convergence des revenus moyens entre différentes parties du monde.
… Les inégalités de patrimoine aussi
Les
inégalités ne se mesurent pas seulement en termes de revenu. Elles
relèvent également du patrimoine détenu par les individus, à savoir les
biens immobiliers, les actifs financiers ou encore les parts
d'entreprises. Dans le monde, le niveau de ces inégalités de patrimoine
reste 20 % à 30 % moins élevé que celui observé au début du XXe
siècle.
Néanmoins,
il est reparti à la hausse depuis les années 1980 dans la plupart des
pays, notamment aux Etats-Unis, où le 1 % le plus riche détient 39 %
du patrimoine des ménages en 2014, contre 22 % en 1980. Le phénomène
est en revanche moins marqué en France et au Royaume-Uni, où les
inégalités de revenus sont moindres, et où les classes moyennes ont
massivement eu accès à la propriété immobilière sur cette période, ce
qui a limité le creusement des écarts.
Des situations très hétérogènes -selon les pays
Le
tableau reste contrasté entre les différentes régions du monde. En
2016, la part du revenu national allant aux 10 % les plus aisés était
ainsi de 37 % en Europe contre 41 % en Chine, 47 % en Amérique du
Nord, 55 % en Inde et au Brésil… La croissance des inégalités s'est
aussi effectuée à des rythmes différents selon les pays. Signe, selon
les auteurs du rapport, " que les institutions et les politiques publiques jouent un rôle dans leur évolution ".
Ainsi, les Etats-Unis et l'Europe, malgré un niveau d'ouverture
commerciale comparable, n'ont pas du tout suivi la même trajectoire. Les
niveaux d'inégalités dans les deux régions étaient proches dans les
années 1980. Mais celles-ci se sont ensuite creusées beaucoup plus vite
et plus fortement aux Etats-Unis. Chez les émergents, l'Inde et la Chine
ont aussi divergé : depuis les années 1980, la première a enregistré
une hausse des inégalités bien plus marquée que la seconde.
Un transfert massif de la richesse publique vers le privé
Depuis
les années 1980, la plupart des pays sont devenus plus riches… Mais
leurs gouvernements se sont appauvris, et c'est aussi l'un des moteurs
de la hausse des inégalités. Pour le prouver, le rapport étudie la
répartition du capital public et du capital privé, dont la somme
représente l'ensemble de ce qui est possédé dans un pays. " Depuis les années 1980, d'importants transferts du -premier vers le second ont eu lieu presque partout ", détaillent les auteurs.
Pendant les " trenteglorieuses
", les actifs publics nets (logements, terrains, parts dans les
entreprises publiques… une fois la dette publique retirée) des économies
développées pesaient plus de 40 % du revenu na-tional. Tout a changé
dès les années 1970, sous l'impulsion des privatisations et de la hausse
des emprunts publics. Résultat : le niveau des actifs publics nets est
désormais négatif aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et à peine positif
en France, en Allemagne et au Japon. En Russie et en Chine, la part est
passée de 60 %-70 % dans les années 1980 à 20 %-30 % aujourd'hui.
Dans
le même temps, le capital privé net a explosé, passant de 200 %-350 %
du revenu national des économies riches dans les années 1970 à 400
%-700 % aujourd'hui. " Cela restreint la capacité des gouvernements à redistribuer les revenus et à limiter la progression des inégalités ",
détaille le rapport. Seule exception : les pays ayant profité de leurs
revenus pétroliers pour alimenter un grand fonds souverain, à l'instar
de la Norvège.
L'Europe est protégée par son -modèle social
Plusieurs
chapitres du rapport le soulignent : l'Europe est la région où l'écart
entre le 0,001 % le plus riche et les 50 % les moins aisés s'est le
moins creusé. Cela tient beaucoup au modèle social instauré après la
seconde guerre mondiale, fait d'un système de redistribution généreux et
d'une fis-calité plus progressive. Mais aussi à des politiques
salariales plus favorables aux classes populaires et à un système
d'éducation relativement égalitaire.
Les
inégalités se sont tout de même un peu renforcées dans la région depuis
1970. Et la situation reste contrastée entre les pays nordiques,
champions toutescatégories de l'égalité, et d'autres Etats comme l'Espagne, toujours affectée par l'explosion de sa bulle immobilière en 2008.
Les États-Unis, le plus inégalitaire des pays riches
En
2014, le " top 1 % " des Américains les plus riches représentait plus
de 20 % du revenu national contre 12,5 % pour les 50 % les plus
pauvres. Ceux-là ont vu leurs revenus stagner depuis 1980, malgré une
hausse de 60 % du salaire moyen (avant impôt). Au XXe siècle, la
société américaine a pourtant été longtemps plus égalitaire que la
vieille Europe. Un basculement s'opère avec le vaste mouvement de
dérégulation et de baisses d'impôts engagé sous la présidence de Ronald
Reagan. Depuis, la progressivité de la fiscalité s'est fortement
réduite, le salaire minimal a été presque gelé et les inégalités d'accès
à l'éducation et à la santé ont atteint leur acmé. La croissance des
revenus non salariaux (ceux du capital) contribue, depuis les années
2000, à renforcer ces inégalités.
Le Moyen-Orient, champion des -inégalités
Les
10 % les plus aisés captent plus de 60 % du revenu national au
Moyen-Orient. Les auteurs ont traité cette région comme un tout, compte
tenu de sa relative homogénéité culturelle et d'une population
équivalente à celle de l'Europe de l'Ouest. La rente pétrolière creuse
les différences entre pays : les Etats du Golfe, riches en
hydrocarbures, touchent la moitié du revenu régional, alors qu'ils ne
représentent que 15 % de la popu-lation. Ces pays du Golfe sont
eux-mêmes très inégalitaires, entre des citoyens nationaux bénéficiant
de nombreux privilèges et une part croissante de travailleurs immigrés
faiblement rémunérés.
En Russie, la fin du rideau de fer
Après
1989, la chute du communisme s'est accompagnée de transformations
brutales en Russie : libéralisation des marchés de biens et services,
privatisations massives, inflation galopante. Les revenus moyens ont
augmenté, mais aussi les inégalités, les oligarques ayant capté une
partie des ressources, notamment pétrolières, tandis que les emplois
précaires se sont développés.
Résultat
: la part du revenu national touchée par les 50 % les moins aisés est
tombée de 30 % à 20 % depuis 1989, tandis que celle du 1 % le plus
riche est passée de 25 % à 45 %. Le manque de données incite néanmoins
à la prudence : la période communiste s'accompagnait également de
fortes inégalités non monétaires, plus difficiles à mesurer, en matière
d'accès aux droits élémentaires, de mobilité et de qualité de vie.
L'Afrique s'est appauvrie par -rapport aux autres continents
Une
région a échappé au processus de -convergence des revenus au niveau
mondial : l'Afrique subsaharienne, où le salaire moyen a progressé trois
fois moins vite que la moyenne planétaire entre 1980 et 2016,
-conséquence de crises à la fois politiques et économiques. A
l'exception d'une poignée de pays, les statistiques manquent pour
mesurer le niveau des inégalités sur le continent. Mais les rares
données disponibles mettent en exergue des disparités plus -prégnantes
que les précédentes estimations. Les inégalités sont extrêmes en Afrique
du Sud, héritage, notamment, du régime d'apartheid qui a longtemps
prévalu.
La tendance va s'aggraver si rien ne change
Sans
réaction forte de la part des Etats, les inégalités continueront de se
creuser au cours des prochaines décennies, avertissent les économistes. A
ce rythme, calculent-ils, en 2050, la part de patrimoine du 0,1 % le
plus riche (en Chine, au sein de l'Union européenne et aux Etats-Unis)
sera aussi élevée que celle de la classe moyenne ! " Si, en revanche,
les pays suivent la trajectoire modérée observée en Europe, les
inégalités peuvent être réduites, tout comme la pauvreté ",
assurent-ils. Comment ? En instaurant une fiscalité plus progressive,
suggèrent-ils, afin de réduire les inégalités après l'imposition, et en
décourageant l'accumulation de patrimoine par les plus riches. Mais
aussi en facilitant l'accès à l'éducation, essentiel pour l'accès aux
emplois mieux rému-nérés, et en augmentant les investissements dans le
domaine de la santé.
Marie Charrel, Marie de Vergès, et Philippe Escande
Des inégalités de richesse en forte hausse mais très hétérogènes
Les EchosGuillaume de Calignon
Une
centaine de chercheurs ont présenté jeudi matin, à Paris, un rapport
sur les inégalités au niveau mondial depuis les années 1980.
Avec
le vote en faveur du Brexit, l'élection de Donald Trump et l'écho
rencontré par un parti comme le Front national en France,
- le thème des inégalités économiques
- des travaux sur les inégalités au niveau mondial
« Malgré une forte croissance de l'économie mondiale, globalement, les inégalités ont augmenté depuis les années 1980 »,
a souligné Thomas Piketty. Ainsi, depuis cette période, les 1 %
d'individus les plus aisés dans le monde ont capté deux fois plus de
croissance que les 50 % les plus pauvres. Aucun pays ne respecte les
objectifs de développement durable fixés par les Nations unies, qui
préconisent que la croissance du revenu des 40 % des ménages les plus
pauvres progresse plus vite celle du reste de la population.
Tout
n'est pas noir, cependant, puisque des centaines de millions d'êtres
humains sont sortis de l'extrême pauvreté, notamment en Chine et en
Inde. Mais ce mouvement a eu un prix : « Les inégalités de revenus
ont augmenté dans presque toutes les régions du monde ces dernières
décennies, bien que celles-ci n'aient pas progressé au même rythme
partout », a fait valoir Lucas Chancel, l'un des coordinateurs du rapport.
La
croissance a été moins inégale en Inde et en Chine qu'aux Etats-Unis
par exemple. La situation outre-Atlantique est d'ailleurs mise en avant
comme l'exemple repoussoir par les chercheurs. La divergence avec
l'Europe est complète depuis les années 1980 et l'arrivée au pouvoir de
Ronald Reagan. Le taux d'imposition des 0,1 % de ménages américains les
plus riches est désormais à un niveau inférieur de celui d'avant 1929, a
expliqué Gabriel Zucman, chercheur à Berkeley, qui prend en compte les
avoirs placés dans les paradis fiscaux.
Pas de fatalité
Alors
que 10 % des ménages les plus aisés détenaient en 1980 à peu près 20 %
du revenu national en Europe et aux Etats-Unis, en 2016, ils possédaient
12 % du revenu national sur le Vieux Continent, contre 20 %
outre-Atlantique. La France a, elle, connu un accroissement des inégalités
mais sans commune mesure avec ce qu'il s'est passé dans d'autres pays.
Il n'y a donc pas de fatalité à l'accroissement des inégalités, en
conclut Thomas Piketty. « La politique économique peut permettre de les réduire », estime-t-il. En tout cas, la française Esther Duflo, chercheuse sur la pauvreté au MIT, à Boston, a fait valoir qu'il « n'y
a aucune relation automatique entre la croissance d'une économie et
l'amélioration de la condition des pauvres de cette économie ».
Parallèlement, les chercheurs ont mis en exergue la diminution dans tous
les pays du patrimoine public net (c'est-à-dire les actifs publics
moins les dettes publiques). Il est même devenu négatif ces dernières
années aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En clair, si ces deux pays
vendaient toutes les routes, écoles, hôpitaux et autres actifs, cela ne
suffirait pas à rembourser leur dette. Au-delà de ce problème, cette
diminution du capital public net « affecte la capacité des Etats à investir dans les services publics, l'éducation, les services sociaux… », selon Lucas Chancel. Autrement dit, la capacité à atténuer les inégalités est d'autant réduite.
" A un moment, les contribuables captifs finissent par se rebeller "
Le Mondevendredi 15 décembre 2017
Les
auteurs du " Rapport sur les inégalités mondiales 2018 ", Lucas Chancel
et Thomas Piketty, économistes à l'Ecole d'économie de Paris,
expliquent, d'une seule voix, leur démarche.
Il
existe une forte demande de participation aux débats économiques et un
certain désarroi face à des notions comme le produit intérieur brut - PIB -
ou la croissance. Ces indicateurs sont très éloignés de ce que les gens
voient autour d'eux. Cela crée une défiance envers l'économie et le
processus politique. Quels groupes sociaux ont vu croître leurs revenus
ces dernières années ? Comment la richesse se répartit-elle à travers le
monde ? On a envie de savoir. Cette analyse n'avait pas été faite
jusqu'ici, en tout cas pas de façon statistique.
Nos
données fiscales sont plus parlantes que les enquêtes déclaratives des
organisations internationales qui sous-estiment considérablement les
revenus des plus aisés. Ainsi, elles laissent croire que les plus riches
ne gagnent pas plus de trois fois le salaire moyen. Ce n'est pas
crédible. Nos données montrent que la tendance inégalitaire des trente
dernières années a pris des proportions excessives et néfastes. Les
organisations internationales se sont intéressées aux pauvres, pas aux
riches.
Ce
livre, et c'est une de ses limites, était très centré sur les pays
occidentaux. Son succès a permis de forcer l'accès à des fichiers
fiscaux que des gouvernements ne voulaient pas transmettre, comme au
Brésil, en Corée du Sud, en Afrique du Sud, et même en Chine d'une
certaine façon. Maintenant, notre cartographie des trajectoires
inégalitaires dans le monde ne couvre plus seulement les pays développés
mais aussi un certain nombre d'émergents.
On
le fait déjà pour le PIB ! Tout le débat sur la mondialisation est
surdéterminé par cette statistique, alors que ce qu'il y a sous le capot
laisse vraiment à désirer. Une partie de notre projet consiste à la
remettre en cause. Heureusement, c'est plus facile de collecter des
données à grande échelle aujourd'hui que ça ne l'était il y a vingt ou
trente ans. Dans les années 1950, Simon Kuznets, un des premiers
chercheurs à se pencher sur ces questions, développait ses statistiques à
la main.
Oui,
mais on ne savait pas que, depuis le début des années 1980, le 1 % le
plus aisé avait capté 27 % de la croissance totale des revenus, soit
deux fois plus que les 50 % les plus pauvres. Ça oblige à se poser la
question : était-ce indispensable d'avoir une telle explosion en haut de
la distribution ? Les pays qui ont la plus forte croissance des
inégalités ont-ils aussi la plus forte croissance en matière
d'innovation ? La réponse est non.
Les
coupables, ce ne sont pas les échanges commerciaux en tant que tels,
mais les politiques publiques. La progressivité fiscale a été
particulièrement mise à mal ces trente dernières années. Aux Etats-Unis,
par exemple, l'imposition des plus hauts revenus au niveau fédéral a
été presque divisée par trois sous Reagan avant de se stabiliser. Cela a
profondément modifié la répartition des revenus dans le pays.
Parallèlement, le pouvoir d'achat du salaire minimum américain a baissé
de 25 % en cinquante ans ! C'est un échec terrible.
Elle
pourrait faire mieux. Même si la plupart des pays européens ont
préservé les systèmes de protection sociale hérités de l'après-guerre,
on n'a pas su réguler le libre-échange au sein de l'Union par de la
solidarité fiscale et une mise à contribution des premiers bénéficiaires
de la mondialisation et de l'intégration économique. C'est l'Europe qui
a mené la danse en matière de concurrence fiscale. Donald Trump, dont
l'une des réformes prévoit une baisse de l'impôt sur les sociétés à 22
%, suit ainsi le mouvement. Ce genre de politique mine le consentement à
l'impôt et crée un ressentiment dans les classes populaires et
moyennes. A un moment, les contribuables captifs finissent par se
rebeller. Cela se traduit par une montée insidieuse du sentiment
antimondialisation et anti-Europe.
Les
pays dans lesquels les inégalités sont les plus stables depuis les
années 1980 sont aussi ceux où elles atteignent depuis longtemps des
niveaux très élevés. C'est le cas au Brésil, en Afrique du Sud ou au
Moyen-Orient. Ces territoires ont été épargnés par les chocs extrêmes
sur les revenus et le patrimoine qu'ont été les deux guerres mondiales
et les crises économiques. Ils n'ont pas connu d'Etat-providence, de
phase de nationalisation, de mise en place d'un système de protection
sociale, de fort impôt sur le revenu et sur le patrimoine et notamment
sur l'héritage.
S'il
existe, on ne le connaît pas, et ce n'est pas notre rôle en tant que
chercheurs de le définir. On atteint tout de même dans certains pays des
niveaux extrêmes d'inégalités. Celui observé dans les années 1950-1980
en Europe et aux Etats-Unis était sans doute un assez bon compromis.
Rien ne montre que ce modèle ne permettait pas la croissance. Encore une
fois : la montée des inégalités n'était pas indispensable à la
croissance.
La
publication de la première version de notre travail a déjà eu un impact
sur ce que fait le FMI. Il se met à utiliser nos données d'il y a cinq
ans. Il y a de vrais enjeux politiques. Un Etat qui n'aurait que des
impôts indirects comme la TVA ne connaîtrait rien aux revenus de ses
citoyens. Dans les pays taxant séparément les revenus du capital et du
travail, l'appareil statistique devient illisible. Comme
l'administration n'a plus besoin de faire le lien entre le salaire et
les intérêts ou dividendes touchés par une personne pour calculer
l'impôt, les données disparaissent. L'impôt, c'est aussi une forme de
transparence.
Propos recueillis par, élise Barthet, M. d. V. et P. Es.
Face à l'Europe, les Etats-Unis perdent la partie
Le Mondevendredi 15 décembre 2017
Les
Etats-Unis peuvent-ils toujours se réclamer du rêve américain face à
l'Europe ? La courbe des iné-galités permet d'en douter, tant celles-ci
se sont creusées plus vite et plus fortement outre-Atlantique au cours
des trente dernières années. En 1980, les situations étaient
comparables, selon les données colligées par les chercheurs du projet World Wealth and Income Database
(WID. world). Le " top 1 % " des Américains et Européens les plus
riches détenait alors environ 10 % du revenu (national ou régional).
Cette part est montée jusqu'à 12 % en Europe en 2016… mais elle a
doublé aux Etats-Unis (20 %). Parallèlement, la part de revenu détenue
par la moitié la plus pauvre de la population américaine s'est
effondrée, passant de plus de 20 % à 12,5 %.
Le
constat a beau être connu, il n'en demeure pas moins paradoxal.
D'abord, parce que ces deux zones ont à peu près la même exposition à la
mondialisation et la même pénétration technologique, deux facteurs
invoqués pour expliquer la montée des inégalités. En sus, comme aime à
le rappeler l'économiste Thomas Piketty, qui coordonne le projet WID,
les Etats-Unis se sont construits autour d'une tradition très
égalitaire. En opposition, précisément, à une vieille Europe en butte à
de fortes disparités de classes ou patrimoniales. Le système de l'impôt
progressif sur les revenus n'a-t-il pas d'ailleurs été inventé
outre-Atlantique, il y a un siècle ?
Tout a changé au début des années 1980. " C'est l'effet Ronald Reagan ",
explique Alexandre Delaigue, économiste à l'université de Lille-I. Les
baisses d'impôts instaurées par le président républicain dès 1981 pour
relancer l'économie ont profité aux plus aisés et ont favorisé
l'explosion des hauts salaires. Jusque-là, les cadres dirigeants
n'avaient guère intérêt à réclamer des rémunérations mirobolantes,
puisqu'elles étaient fortement taxées.
L'Europe
de l'Ouest, elle, a dans l'ensemble conservé la fiscalité plus
progressive instaurée durant les " trente glorieuses ". Et plus élevée :
les recettes fiscales s'élevaient ainsi à 37,6 % du produit intérieur
brut en Allemagne en 2016, à 44,1 % en Suède et à 45,6 % en France,
contre 26 % outre-Atlantique. " Cela se traduit par un système de protection sociale et de dépenses plus généreux qu'aux Etats-Unis ", détaille Zsolt Darvas, économiste au centre de réflexion Bruegel, sis à Bruxelles.L'assurance-chômage,
l'accès à la santé et aux aides sociales limitent efficacement les
écarts de revenus observés avant impôts et transferts. " En France, 80 % de la réduction des inégalités passe par les dépenses publiques, et 20 % par la -fiscalité ", ajoute Mathieu Plane, économiste à l'OFCE.Influence de la finance
Le
Vieux Continent a profité d'un effet de rattrapage : lors de leur
entrée dans l'Union européenne, les nouveaux membres ont vu leur revenu
moyen converger vers celui des plus riches. Surtout, les politiques
salariales y sont relativement plus favorables aux classes mo-yennes et
populaires. Grâce à une tradition de dialogue social et au taux de
syndicalisation encore élevé dans certains pays – surtout en Scandinavie
–, les Européens sont en meilleure position que les Américains lors des
négociations avec les employeurs. Et ce, même si la crise et les
politiques de rigueur ont mis un coup de frein aux augmentations ces
dernières années.
Aux
Etats-Unis, un autre catalyseur d'inégalités est le système éducatif.
Celui-ci peine à assurer sa fonction d'ascenseur social, en dépit du
discours sur la méritocratie et l'égalité des chances. Tandis qu'en
Europe la gratuité de l'enseignement prévaut, les enfants américains
issus des milieux les plus modestes ont difficilement accès à des
universités dont les frais de scolarité ont explosé -depuis le début des
années 1980.
Sans
doute faut-il également souligner l'influence de la finance, qui
participe de la montée des inégalités au moins de deux façons. D'abord,
par la surreprésentation de ce secteur dans le groupe des très hauts
revenus. Ensuite, par le rôle qu'il joue dans l'enrichissement des plus
aisés : 80 % du marché boursier est détenu par les 10 % les plus
riches qui ont bénéficié, de manière démesurée, de la hausse des cours
des actions ces dernières années.
Malgré
l'élection, en novembre 2016, d'un Donald Trump embrassant la
thématique du fossé entre élites et classes populaires, la tendance
semble partie pour s'aggraver. " Sa réforme fiscale va creuser le déficit et pousser à raboter les programmes sociaux, sou-ligne Thomas Philippon, économiste à la New York University. Il
s'agit d'une baisse d'impôt massive pour le “top 1 %”, entièrement
conçue en faveur des grands donateurs du Parti républicain. " De
quoi alimenter la thèse d'une influence croissante des plus aisés sur le
pouvoir politique, défendue entre autres par le Prix Nobel d'économie
Joseph Stiglitz.
L'Europe
n'est pas non plus à l'abri. Le vieillissement de sa population et la
concurrence fiscale entre les pays membres mettent en péril le
financement de son modèle social, d'autant que la progressivité de
l'impôt s'est dégradée dans certains Etats. Enfin, les Européens les
plus fragiles restent exposés à d'autres formes d'inégalités, notamment
face à la mondialisation.
Marie Charrel, et Marie de Vergès
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